I
Le conseil avisé que donne Thomas
Bernhard, Jonathan Taylor ne l’a pas suivi. Quel est ce conseil ? «
Gardez-vous de visiter les lieux des écrivains, des poètes et des philosophes,
après cela vous ne les comprendrez absolument plus. » Qui est Jonathan
Taylor ? Un écrivain américain qui admire Thomas Bernhard au point d’organiser
un voyage dans son village natal d’Ohlsdorf, en Haute-Autriche.
Un voyage d’admiration… Quelle
ineptie! se serait exclamé Thomas Bernhard. La véritable intelligence ne
connaît pas l’admiration. « Les gens vont comme avec un sac à dos dans
toutes les églises et dans tous les musées, et c’est pourquoi ils ont toujours
ce maintien courbé, répugnant, qu’ils ont bien tous dans les églises et les
musées » , a-t-il encore dit.
Il en fallait plus pour arrêter
Jonathan Taylor. Il voulait voir la Suzuki Samouraï vert foncé − soit dit en
passant, et bien que cela importe peu : ma voiture préférée − et il l’a vue. Il
a bavardé avec le frère de Thomas Bernhard, qui est médecin. Ce dernier s’est
montré d’autant plus prévenant qu’il sait que les œuvres de Bernhard n’ont
trouvé qu’un faible écho parmi les lecteurs anglophones. Ils pensent qu’elles
ressemblent à du Samuel Beckett et se disent : on a déjà eu cela, pourquoi en
aurait-on besoin à nouveau ?
Jonathan Taylor observe que, dans
toutes les pièces de la demeure de Thomas Bernhard, alors qu’il ne buvait pas,
se trouvaient les meilleures bouteilles de xérès et de vermouth. On pouvait
également y écouter les Variations de Goldberg jouées par Glenn Gould. Mais le
docteur Fabjan, le frère de Thomas donc, lui révéla qu’il aimait aussi beaucoup
Prince et les schlager viennois. Jonathan Taylor n’en revenait pas. Il s’est
alors demandé si toute cette mise en scène, qui était l’œuvre du docteur
Fabjan, n’était pas à l’image de l’œuvre de son frère, c’est-à-dire
essentiellement satirique.
Jonathan Taylor a alors compris à
quel point Thomas Bernhard était un auteur typiquement viennois, même s’il
détestait les cafés viennois parce qu’il y était toujours confronté à des gens
comme lui. Il fuyait les cafés littéraires, mais comme il était atteint du
syndrome du pilier de café, il ne pouvait pas s’empêcher d’ y entrer tout le
temps, bien que tout en lui se rebellât à cette idée.
Comme tout cela a dû sembler étrange à un écrivain américain ! Mais c’est
précisément ce sentiment d’étrangeté qui fait tout le charme et la drôlerie de
ce pèlerinage dans les hauts lieux bernhardiens. On se délectera en le lisant
dans l’excellente revue Believer.
II
Ronald Laing a rendu un immense
service à Michel Foucault en réduisant son Histoire de la folie à l’âge classique
de 300 pages, en supprimant toutes les notes et en lui donnant pour titre
anglais : Madness and Civilization. Il avait conscience que
l’érudition n’est que de la poussière destinée à meubler des crânes vides.
Michel Foucault en convenait. Il convenait aussi que le livre de son ami Thomas
Szasz, sommité de la psychiatrie américaine, Fabriquer la folie, était
nettement supérieur au sien. Il l’a d’ailleurs répété dans un entretien que
nous avions réalisé pour Le Monde.
Si j’y reviens, c’est que la complicité
et les affinités intellectuelles qui liaient Michel Foucault, souvent considéré
à tort comme un gauchiste, et Thomas Szasz, le libertaire insolent, ont été
esquivées par les intellectuels français. Je me souviendrai toujours de Michel
Foucault me disant, au terme d’une soirée passée chez lui : « Je suis un
libéral comme vous. Et d’ailleurs je ne comprends rien aux masses. »
Mais ce qui m’incite aujourd’hui à revenir sur les positions communes de Michel
Foucault et de Thomas Szasz, c’est que ce dernier vient de publier un essai qui
aurait ravi son ami français : Suicide Prohibition : the Shame of Medicine.
Il faudra que je l’offre à Patrick Declerck, autre esprit libre nourri de
psychanalyse, qui publie ces jours-ci son autobiographie chez Gallimard sous le
titre : Démons me turlupinant6. Un de ses chapitres commence ainsi : « Ce
n’est pas pour me vanter, mais je soupçonne que je ne voulais pas naître. »
Nous voici en famille.
Dans son classique Les
Naufragés, Patrick Declerck, qui a passé plus de quinze ans à côtoyer les
clochards de Paris, disait qu’ils ont cette hautaine noblesse de ne plus faire
de phrases, de ne plus croire au progrès ou en l’avenir de l’homme. De ne plus
croire au fond en rien d’autre qu’au néant et à la mort. C’est là toute la religion
qu’ils ont et ils n’en veulent pas d’autre. « Nous ne sommes pas si
nombreux, nous les hommes, à pouvoir vivre sans espoir », concluait-il. À
ceux qui ont abandonné tout espoir, on ne peut que recommander la lecture de
Thomas Szasz et de Patrick Declerck. Comme tous les nihilistes pur jus, ils
sont d’une drôlerie qui vous réconcilierait presque avec les misères de
l’existence.
Vía Causeur
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